- Détails
La vue est un sens surdéveloppé et privilégié par rapport aux autres. On accorde communément plus d’importance à ce que l’on voit qu’à ce qu’on touche, goûte, ou perçoit différemment; le monde est ce que nous voyons. Il n’existerait pas, au premier abord du moins, en dehors de cette perception. Nous serions donc d’abord soumis aux apparences – et aux fantasmes qu’elles véhiculent – avant d’aller aux choses mêmes.
Par conséquent, quand on pense au handicap, notre premier réflexe est de le visualiser. La première image mentale qui vient est celle du handicap moteur. Les pictogrammes désignant les places réservées aux personnes en situation de handicap sur les parkings et dans les lieux publics représentent d’ailleurs quelqu’un qui se déplace en fauteuil.
Or ce n’est pas la situation la plus courante. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la plupart du temps, le handicap ne se voit pas. Et cela ne l'empêche pas d'être vécu difficilement. Qu’il soit visible ou invisible, il génère des discriminations.
En réalité, les handicaps invisibles ou qui ne se voient pas au premier coup d’œil génèrent plus de complications, car ils sont difficilement identifiables, ils sont moins pris en compte. Les maladies chroniques, les traumatismes crâniens, la déficience visuelle, auditive ou intellectuelle, la dyslexie, l’illettrisme, mais également les troubles psychiques ou cognitifs (difficultés à mémoriser, à s’organiser, à s’adapter…) concernent 8 personnes sur 10.
Comment, alors, ne pas se laisser enfermer par notre perception ? À l’inverse, comment prendre en compte justement ce qu’on ne peut voir ? Notre faculté de perception et notre connaissance sensible procèdent par projections et associations. Elles font appel au savoir que nous avons accumulé jusque-là.
Sommes-nous pour autant condamnés à exister d’abord dans le regard de l’autre, à n’être jamais des personnes en soi, sans être caractérisés par une particularité de notre apparence, un handicap ou autre ?
Il reste du travail pour faire évoluer les consciences. Il faut changer nos représentations personnelles et collectives, analyser de plus près la façon dont on parle du handicap. Et cela commence par les mots qu’on utilise. Parler d’intégration ou même d’inclusion, pour citer des termes fréquemment utilisés aujourd’hui, à la mode, cela induit encore l’idée selon laquelle il faudrait fournir des efforts pour vivre avec des personnes en situation de handicap.
Changer nos représentations consiste également à faire tomber les catégories ou, du moins, à les réévaluer. Celle qui distinguerait une situation de handicap d’une difficulté, d’une différence parmi tant d’autres. Une déficience auditive, par exemple, peut être considérée comme appartenant au champ du handicap lorsqu'elle survient chez un jeune adulte. Mais la perte de l’audition chez une personne plus âgée sera considérée comme « normale ».
Alors, plutôt que de raisonner en créant des groupes de handicaps, ne devrions-nous pas penser chacun comme étant porteur d'une singularité propre et donc, d’une différence ? Autrement dit, percevoir l’autre au-delà de ce qui est donné d’emblée, au-delà de ce qu’on peut voir ou percevoir de lui au premier abord ?
Reste à aiguiser notre perception, à la perfectionner, pour comprendre autrui et exercer notre sagesse. Il faut réapprendre à voir le monde.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Le taux de suicide, rapporté à la population, est à peu près équivalent dans les pays pauvres et dans les pays riches. Les pays à revenu faible et intermédiaire représentant la majorité de la population mondiale, c’est cependant dans ces pays que 75% des suicides ont lieu. La Suisse décompte 1010, soit 12,1 suicides pour 100 000 habitants, un taux supérieur à la moyenne en Europe.
Une constante: les taux de suicide les plus élevés sont partout enregistrés chez les personnes de plus de 70 ans. Dépendantes, isolées, en perte d'autonomie, les séniors sont les plus fragiles. Avec un taux de suicide proportionnellement dix fois plus important chez les plus de 85 ans, par rapport à la population des 15-24 ans, et plus élevé encore en maison de retraite que chez soi, il est à craindre que l’amour, le soin, le care, ne suffisent guère. Aux cas de défenestration dont témoignent les infirmiers s’ajoutent un fort alcoolisme et des épisodes dépressifs majeurs chez 10 % à 15 % des résidents au cours de la première année d’institutionnalisation. Ces défis lancés à l’accompagnement de la fin de vie ne peuvent être relevés par les seuls aidants naturels, enfants ou parents, ni même par les soignants.
Derrière la rudesse de ces chiffres se cache une réalité à laquelle nous tournons le dos. Nous sommes plus de 75% à nous déclarer nous détourner de l’idée de la mort et s’adonner en toute tranquillité aux joies de la vie longue.
Quand l’espérance de vie était de 30 ou 40 ans ; quand un enfant sur trois mourait à la naissance ; quand la plupart des maladies étaient sans remèdes; quand, en l’absence d’un État souverain et d’une société policée, les individus vivaient sous l’emprise de la peur de la mort violente, alors le visage des morts faisait partie intégrante de la vie. Chacun était incité à l’anticiper, à s’y préparer. À la vivre en commun avec ses proches. L’ici-bas était orienté par l’attente de l’au-delà. Et puis, soudain, en quelques siècles, ce système s’est effondré. Alors que la croyance religieuse s’effritait, la vie longue a chassé la mort hors de notre champ d’expérience. Elle s’est alors réfugiée dans les hôpitaux, où les médecins sont devenus les maîtres d’un événement médical.
L’idéal désormais est de mourir… guéri ou en bonne santé. En témoigne la question de l’euthanasie, de la « bonne mort », qui agite de plus en plus régulièrement le débat public. En un mot, on a troqué l’espérance de la survie contre l’espérance de vie.
Cette espérance fait cependant défaut à certains, lors des crises existentielles et de dépression. C’est l’une des causes principales de suicide, parfois associée à l’alcoolisme et aux troubles mentaux. Les problèmes d’argent, les traumatismes, la guerre, les catastrophes naturelles comptent parmi les facteurs extérieurs, sociaux, psychologiques, culturels, qui favorisent le passage à l’acte.
Sur la base d’une grande étude, l’OMS a déduit un plan d’action fondé sur une conviction: le suicide est évitable. Si bien que les États membres de l’OMS se sont engagés à atteindre la cible mondiale visant à réduire de 10% les taux de suicide. Tant qu'il y a de l'espoir...
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Le mot « retraite » est sur toutes les lèvres, et pourtant, on en oublierait presque leur existence : les vieux ! « Senior » c’est le mot employé quand on est embarrassé d’en parler. On pourrait montrer l’invisibilité dont souffre cet âge rejeté hors de la vie « active » ou cartographier le nouveau monde qui s’ouvre à nous quand on vieillit. Or nous vivons dans une conception quasi raciste de l’âge.
On peut s’étonner que l’on isole aussi drastiquement la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse, comme s’il s’agissait de trois vies distinctes. Car pourtant, chacun a en lui tous les âges de la vie. Marcel Proust écrivait « c’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait ses vieillards ».
Les jeunes éprouvent du dégoût pour les vieux, mais adorent leurs grands-parents. Comment comprendre ce paradoxe ? C’est que la vieillesse n’est pas qu’un fait biologique; elle est aussi une affaire de représentation et de stéréotypes. Ceux-ci valorisent la jeunesse active et confinent « l’inactif » à « l’inutile ». « Pour la société, la vieillesse apparaît comme une sorte de secret honteux dont il est indécent de parler » écrivait Simone de Beauvoir. Les vieux, on semble considérer qu’ils appartiennent à une espèce étrangère. Et cette illusion commode, les économistes, les législateurs l’accréditent quand ils déplorent le poids que les non-actifs représentent pour les actifs: comme si ceux-ci n’étaient pas de futurs non-actifs et n’assuraient pas leur propre avenir en instituant la prise en charge des gens âgés.
C’est bien cette solidarité entre les âges qui est au cœur des débats aujourd’hui. Mais il reste que l’économie est basée sur le profit, c’est à lui pratiquement que toute la civilisation est subordonnée: on ne s’intéresse au matériel humain que dans la mesure où il rapporte. Ensuite, on le jette.
La vieillesse est pourtant l’expérience d’une nouveauté pleine de détresse et de vitalité; Épicure parlait lui « de la fin de la tyrannie des désirs ». Mais à quoi voit-on qu’on a vieilli ? À quoi ? À une inclination exagérément fataliste, justement… Tout l’inverse de la révolte ! Une sagesse.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Les dépenses de santé, évidemment, mais pas uniquement – sinon les Américains qui dépensent plus de 18,8 % du PIB devraient être en meilleure santé que les Suisse (11,8 %). Sont en effet pris en compte le mode de vie et d’alimentation, l’exposition à la pollution ou l’augmentation des études et des revenus, minima en particulier, qui permettent de ne plus renoncer aux soins en cas de besoin. Concrètement : Une progression de 10 % de la couverture de l’enseignement est associée à un gain de 3,2 mois d’espérance de vie, tandis qu’un accroissement de 10 % du revenu par habitant est associé à un gain de 2,2 mois d’espérance de vie.
La santé devient ainsi une « épaisseur de durée » pour parler comme Bergson, mais aussi une « épaisseur de milieux de vie ». Elle n’est plus dans le sujet, mais en dehors de lui. Comment la définir ? Longtemps, les médecins y ont été réticents. Ils se contentaient de la définition négative de René Leriche : « La vie dans le silence des organes. » Avec l’émergence d’une médecine préventive, statistique et prospective, le besoin se fait pourtant sentir d’une définition positive, qui permette de cadrer les politiques publiques sans pour autant aboutir à une nouvelle norme, à un idéal de santé parfaite ou d’accroissement indéfini des capacités. Dans Éléments pour une philosophie de la santé (Les Belles Lettres, 2017), le philosophe Arnaud François propose de la concevoir comme « le mouvement par lequel la vie s’élève à travers ses propres degrés ». Une définition qui permet de faire une place à la maladie comme aux écarts par rapport à la norme et même de renoncer aux soins quand ceux-ci portent atteinte à la vitalité du patient. Bref, de continuer à boire un verre de vin quand on est français, manger une fondue quand on est Suisse ou à cuisiner à l’huile d’olive quand on est espagnol. Ce que Nietzsche appelait la grande santé !
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Tout le monde sait que Kanye West est atteint du trouble bipolaire. Le rappeur, qui a déjà effectué des séjours en hôpital psychiatrique, en a parlé publiquement et même composé une chanson sur le sujet (“I hate being bipolar, it’s awesome” – “Je déteste être bipolaire, c’est génial”).
Bien que rares, ces comportements maniaques peuvent inclure : propos hallucinés, conduites dangereuses, dépenses inconsidérées, exhibition corporelle, insanités, menaces physiques, etc. Toutes les personnes atteintes de ce trouble ne délirent pas, cela concerne même une minorité. Mais quand l’orage se déverse sur vous, que vos repères habituels et même votre propre rapport au réel volent en éclats, c’est effrayant, pathétique et parfois… drôle, surtout rétrospectivement, quand la longue bourrasque est passée. Ces symptômes sont généralement peu racontés par l’entourage, dans un souci de protection de la personne. Mais cette discrétion génère aussi une forme de malentendu de la part des inconnus et du public.
Quand j’ai entendu Kanye West s’extasier sur Hitler, ce n’est pas lui que j’ai eu envie de vilipender spontanément, mais l’homme qui a profité de son instabilité pour créer une bronca médiatique. Ce sont les réseaux sociaux, les journalistes, les faux amis, les individus qui ne prennent pas le temps de se dire qu’il faudrait l’aider et préfèrent lui tendre un micro. J’en veux aussi à l’époque, je crois. Nous vivons un moment où la santé mentale est fortement présente dans les conversations. Dépression, anxiété, névrose : chacun peut désormais se livrer en public sur ses difficultés, et c’est très positif. Mais quand on en vient au délire, à la psychose, c’est-à-dire à ce qui déborde plutôt qu’à ce qui s’affaisse, il me semble que la gêne reste palpable. Au point que nous oublions, par moments, qu’il s’agit de personnes malades.
La plupart des gens n’ont pas vu de proches en phase maniaque aiguë, et ils ont de la chance. Je souhaiterais néanmoins apporter un petit contrepoint à certains discours ambiants à la tempérance mal avisée. Aussi difficile que cela soit à entendre, il ne faut pas minimiser la gravité et, disons-le, la dangerosité potentielle de cette pathologie, à la fois pour le patient et son entourage. Oui, prescrire du lithium peut s’avérer indispensable ; oui, une hospitalisation d’office est parfois nécessaire ; oui, une mise sous tutelle peut être indiquée. Le trouble bipolaire n’est pas une composante de l’identité comme une autre. C’en est quelquefois le foyer destructeur. Dans les moments critiques, il n’y a rien d’autre à faire que rester attentif à la personne, laisser faire les professionnels, et se taire. Pour le bien de tous.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Si l’on vous dit « discriminations », à quoi pensez-vous : genre, ethnie, handicap ? Une catégorie semble avoir été laissée sur le carreau : les personnes en surpoids et obèses. Bien qu’ils soient devenus monnaie courante, les kilos en trop demeurent des freins dans la sphère professionnelle et privée.
La grossophobie est une cruauté silencieuse… qui ne date pas d’hier !
Au Moyen-Âge, la grosseur masculine permet de témoigner de sa richesse et de sa force physique, signalant un degré d’aisance suffisante pour résister aux famines très fréquentes. Chez les femmes, les rondeurs signifiaient la fertilité, la maigreur, la maladie. C’est au XIIIe siècle que la corpulence commence à être condamnée par l’Église, qui fait de la gourmandise un péché capital.
Au XIXe siècle, le surpoids commence à revêtir une connotation vulgaire. C’est aussi le siècle où les études scientifiques sur l’obésité se précisent ; se développent régimes et outils de mesure de poids, comme l’IMC. Les discours scientifiques prennent alors le relais de la condamnation du surpoids jadis portée par l’Église.
En Europe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en garde contre l’obésité, nouvelle « épidémie » qui concerne désormais un adulte sur deux. Outre-mer, ce sont plus de 40 % des Américains et près de 30 % des Canadiens qui sont obèses.
Pourtant, la valorisation de la santé, que promeut le discours anti-obésité, n’est pas neutre socialement, car les populations les plus défavorisées sont celles qui vivent dans les univers les plus contraints, où il est plus difficile de rester en bonne santé. L’accès à une alimentation équilibrée et la possibilité de pratiquer une activité sportive demeurent des privilèges de classe, si bien que le surpoids reste associé aux classes populaires. L’obésité serait d’ailleurs deux fois plus élevée chez les catégories populaires (employés et ouvriers) que chez les cadres (18 % contre 9,9 %).
Le culte de la minceur, standard de beauté, s’est aussi propagé sous l’influence des industries créatives (mode, cinéma, influenceurs). Or, les normes pondérales se trouvent être nettement plus restrictives pour les femmes, ce qui dote la grossophobie d’une profondeur sexiste. Crèmes amincissantes, laser contre les vergetures : le business de la minceur s’est construit autour d’une féminisation des complexes liés à la corpulence.
Toute la question est de savoir comment la grossophobie est encore tolérée, à l’heure où les autres formes d’injustices tendent à être démasquées. Pourquoi s’autorise-t-on encore à discriminer sur le poids, avec beaucoup moins de scrupules que sur le genre ou l’ethnie ? Une première explication tient à ce que la surcharge pondérale constitue de facto un risque pour la santé – maladies cardiaques, diabète. Après tout, on condamne bien le tabac. Mais l’argument de santé publique présente aussi des dangers : la pression à la minceur peut inciter les personnes corpulentes à se lancer dans des régimes restrictifs ou des opérations chirurgicales, pouvant mener par la suite à des troubles du comportement alimentaire, voire des dépressions. 95 % des régimes restrictifs aboutiraient à l’échec.
En réalité, tenir les personnes obèses pour responsables de leur corpulence est une profonde erreur. L’obésité, multifactorielle, intègre des éléments biologiques, environnementaux, psychologiques, sociaux, de l’histoire et des événement de la vie personnelle.
La grossophobie renvoie moins à la peur des gros, qu’à la peur d’être gros.
Notons d’ailleurs que les personnes anorexiques, parfois atteintes de troubles analogues à ceux des personnes obèses sont souvent vues comme malades, inspirant par là une forme de compassion respectueuse, quand les personnes obèses sont vues comme malades d’un défaut de volonté, inspirant la méfiance et le jugement de valeur. Ce traitement différencié est emblématique de notre culture du contrôle, qui porte aux nuées la maîtrise de soi et de son destin.
Comment se défaire de cette discrimination ? La bonne tactique ? Répondre au regard-grossophobe par un regard-tout-court, de manière à renvoyer le sujet grossophobe à sa condition d’individu.
Conclusion… regardons-nous dans les yeux ! En regardant le visage au lieu d’observer le corps, les personnes grossophobes ne pourront plus échapper à l’instance morale, inhérente à la relation à autrui.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Préoccupation légitime et collective, l’écologie est souvent à géométrie variable. Rien n’a vraiment changé, par exemple en matière de tourisme d’achat, toujours aussi bien ancré dans les moeurs malgré les injonctions à consommer local. Tout comme le réflexe de prendre sa voiture ou même l’avion pour s’aérer quelques jours. Même si les photos des Alpes montrent sans ambiguïté l’impact du réchauffement climatique, les comportements au quotidien font de la résistance.
Ce décalage s’explique en partie par l’approche incohérente ou malhabile des pouvoirs publics. Les discours et les actes manquent souvent de réalisme et de réflexion systémique pour tester la viabilité. Il arrive à certains d’apparaître comme des donneurs de leçons, alors qu’ils ne suivent pas eux-mêmes leurs propres préceptes ou sont pris en flagrant délit de méconnaissance des dossiers.
Or, si nous voulons atteindre nos objectifs environnementaux, il faut savoir faire preuve d’intégrité sociale et d’anticipation. Tout le monde gagnerait à s’ouvrir aux débats qui admettent la contradiction, sans entêtement ni dirigisme. Cela pourrait donner plus de crédit à une démarche écologique qui, sans cela, restera cantonnée au rang des complaintes larmoyantes et fatalistes. Ou qui sombre dans un autre travers, à savoir des actions coup-de-poing, par essence peu productives. (Flavia Giovannelli, Entreprise)
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
La Suisse, pays pharmaceutique, a un problème : certains médicaments manquent. La liste des médicaments en pénurie s'allonge de plus en plus.
La Suisse, avec l'Allemagne, a longtemps été considérée comme la pharmacie du monde. De nombreux médicaments qui ont été développés il y a des décennies et qui sont encore utilisés aujourd'hui ont été développés en Suisse et y ont également été fabriqués pendant longtemps. Mais ce n'est plus le cas maintenant. Comme dans de nombreuses autres industries, la production a été externalisée vers d'autres pays pour des raisons de coût.
La Chine avec un monopole virtuel
De nombreux médicaments ou matières premières pour leur fabrication sont produits en Chine. La pénurie actuelle, notamment de médicaments relativement courants, est en partie due à la stratégie zéro-Covid en Chine. La production s'est arrêtée ou un lot bloqué dans le port de Shanghai, où il est stocké momentanément. Mais le problème est plus profond : pourquoi ces actifs viennent-ils tous de Chine ou d'Inde ? Aujourd'hui, on dit que 70 à 80 % viennent de Chine. La raison est en fait relativement simple. C'est cette immense pression sur les prix. Les génériques, les médicaments n'ont plus le droit de coûter quoi que ce soit aujourd'hui.
Selon Intergenerika, l'Office Fédéral de la Santé Publique (OFSB) entraîne également la spirale des prix à la baisse, notamment par le biais de spécifications des prix – de comparaisons internationales - pour les médicaments. À tel point que certains produits en Suisse ne peuvent être vendus qu'à perte. Le résultat est alors souvent que ces produits ne sont tout simplement plus importés en Suisse. Nous avons confronté l’Office Fédérale de la Santé Publique à ces allégations, mais n'avons reçu aucune réponse aux questions posées.
Cette « course vers le bas » met en danger notre approvisionnement en médicaments essentiels et nous rend encore plus dépendants de la Chine. Nous avons exactement la même situation que nous avons maintenant avec la crise de l'énergie. Nous dépendons du gaz russe, tout comme nous dépendons des matières premières et des produits pharmaceutiques chinois.
Repenser nécessaire
Certains pays ont déjà répondu à ces difficultés. Le président américain Joe Biden a annoncé que les médicaments essentiels seraient à nouveau entièrement produits aux États-Unis. Le président français Emmanuel Macron souhaite également que la France produise à nouveau elle-même du paracétamol (Dafalgan, Panadol), par exemple.
Une réflexion s'impose aujourd’hui pour les producteurs de médicaments génériques (Mepha, Sandoz, Spirig, Streuli,…). Concrètement, les prix des médicaments inférieurs à 20 francs ne doivent plus baisser et la dépendance vis-à-vis de la Chine doit être réduite. Il faut repenser à tous les niveaux. La politique d'abord, les industriels pharmaceutiques, les assurances-maladie, les patients et les associations de patients ensuite. C'est faisable. Est-ce facile ? Bien sûr que non. Cela coûte-t-il plus d'argent ? Dans tous les cas. Mais nous devons commencer à un moment donné. En tant que petit marché, la Suisse doit également collaborer avec ses voisins.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Avec ses températures de 40°C attendues, la Suisse connaît son épisode de canicule le plus précoce jamais enregistré. Cette actualité brûlante devrait suffire à raviver notre inquiétude vis-à-vis du climat, se dit-on. La réaction évidente serait de limiter ses déplacements, de prendre de bonnes résolutions pour éviter de contribuer au réchauffement d’un air qui devient irrespirable. Il n’en est rien. Parcourant les avenues, je vois les SUV vrombir comme avant. J’apprends que des amis réservent leur prochain long courrier sans s’inquiéter des émissions liées au kérosène - « ah bon, tu es sûre que les avions ne polluent pas moins qu’avant ? ».
Ce qui, jusqu’à nouvel ordre, demeure commun à tous les habitants de la Terre, c’est l’enveloppe climatique animée de la planète, l’atmosphère, au sens météorologique, devenue pour les contemporains, pour les raisons que l’on sait, un objet de souci.
S’il est un enseignement qu’on a pu tirer des derniers étés caniculaires, c’est qu’en matière d’écologie, on ne peut compter sur la solidarité des hommes. Pire : l’irruption effective du drame climatique en cours dans notre quotidien, à travers ces âpres chaleurs, conduit chacun à vouloir se rafraîchir de manière artificielle, en climatisant sa propre atmosphère. Dès que le thermomètre s’emballe, c’est chacun pour soi : voiture climatisée, avant de rejoindre son bureau, climatisé lui aussi. Un cercle vicieux, puisque comme chacun sait, la « clim’ » aggrave la situation. Il n’empêche : chaque année, il se vend davantage de ces appareils.
À chaque canicule, c’est cette même tragédie qui se déroule sous nos yeux. Ce qui m’amène invariablement à me poser cette question : la clim’ est-elle un cas d’école ? En matière d’écologie, je rêverais de pouvoir rester dans le camp des libéraux. De ceux qui croient à la responsabilisation collective, et attendent de leurs congénères qu’ils adoptent peu à peu les bons gestes pour limiter les dégâts. Or la réalité me revient en pleine figure. Et je n’attends pas non plus des incitations fiscales qu’elles résolvent le problème : qui voudrait d’un monde dans lequel les classes moyennes n’auraient plus les moyens de s’acheter une clim’ ?
Un esprit mal placé proposerait la plus honnie des mesures : un reconfinement. Après tout, c’est la seule solution qu’on semble avoir trouvée lorsqu’un gouvernement ne maîtrise pas une situation grave - comme celle du Covid, et bientôt du climat -, qu’il n’a rien préparé pour pallier ses conséquences pourtant prévisibles - comme des lits d’hôpitaux qui faisaient défaut face au virus et manqueront désormais pour accueillir les personnes fragiles éreintées par la chaleur -, et qu’il préfère éviter de privilégier certains individus.
Dans mes pires accès de pessimisme, je me dis que seule la coercition aura raison de nos égoïsmes. Qui me prouvera le contraire ?
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Vous avez dû remarquer l’invasion d’un acronyme dans les villes : C-B-D. Les trois lettres s’emparent des promontoires de pharmacies, des écriteaux de bars, se collent aux vitrines d’échoppes, jusqu’à se glisser… dans les cartes de restaurants. Je me suis frotté les yeux, l’autre soir, en lisant dans un menu : « pizza au CBD ». Depuis sa légalisation, cette molécule de chanvre, le cannabidiol, suscite l’engouement des consommateurs comme des entrepreneurs. L’ampleur du phénomène, à l’origine d’un nouvel artisanat qui allie le CBD à divers savoir-faire : saucisson, vin, chocolat, gâteaux, tisanes.
Le commerce du CBD représente 500 millions de Francs suisses et 1 000 emplois en Suisse. La molécule serait pleine de vertus : antidouleur, anxiolytique, elle favoriserait aussi le sommeil. Le tout, sans propriété addictive ou nocive pour la santé, contrairement à son homologue psychotrope et euphorisant aussi issu du cannabis, le THC.
Présenté comme une révolution par ses commençants, l’avènement de ce « cannabis inoffensif » était pourtant très prévisible. Il s’inscrit dans une logique d’épuration et d’assainissement, propre à notre « société du risque ». En 1986, on pointait le phénomène de « risque » comme nouveau centre de préoccupation prioritaire. La société moderne, prosternée devant la science, est devenue très consciente de sa longévité, et, ce faisant, a fait du « devenir » le grand enjeu du présent. Les prescriptions médicales et écologiques ont irrémédiablement enterré notre insouciance : il est des plaisirs dont on ne jouira plus comme avant. Là est le paradoxe : notre intolérance au risque a entaché certains plaisirs d’une réflexivité scrupuleuse, sans nous convaincre d’y renoncer. Savoir qu’un pétard peut endommager la mémoire, un trajet en avion participer à la fonte des glaces, suffit à gâcher le plaisir sans éliminer l’envie.
Pourquoi voudrait-on encore de ce dont on ne profite plus ? Si l’on ne renonce pas aux consommations interdites, c’est qu’on espère leur salut par la technologie ; on mise sur l’innovation pour les exorciser. C’est ce qu’on observe avec le cannabis : assaini par une manipulation chimique, il peut rejoindre la longue liste des substances dépouillées de leur vice – bière sans alcool, nicotine sans tabac, pain sans gluten, steak sans bœuf, coca sans sucre. La science ne permet pas seulement d’identifier les risques contemporains, mais devient aussi un outil incontournable pour les gérer.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire
- Détails
Les relations humaines et la justice sont tout aussi essentielles que les besoins organiques auxquels nos existences semblent être réduites. Comment remettre au cœur de nos existences cette question : qu’est-ce qui est vital ?
Nous vivons une mise en danger et une réorganisation globale de nos modes de vie, depuis les gestes les plus ordinaires, les relations les plus intimes, jusqu’à l’économie mondiale et à l’écologie de la planète. C’est très impressionnant ! L’expérience du vital est une expérience négative au sens où nous la ressentons en général à l’occasion d’une perte, d’un empêchement : la maladie, le deuil, la perte d’un emploi, une séparation… Tout ce que nous considérons comme le contraire de la vie. Nous faisons cette expérience collectivement et à toutes les échelles. D’abord, dans la dimension la plus urgemment vitale du vivant : nous sommes rappelés à notre condition d’êtres vivants, donc fragiles et mortels. Le vital s’éprouve dans son évidence nue. Il nous faut nous tenir vivants : nous protéger du virus, manger, boire, dormir… Mais nous éprouvons aussi le vital par la perte d’autres dimensions de l’existence, comme les relations humaines. J’insiste sur le fait que ces deux plans sont essentiels. Certes, les relations ne sont pas une condition de la survie en état d’urgence absolue – c’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons en partie nous en priver ou les réduire –, mais elles ne sont pas pour autant un luxe, même en temps de crise. Les relations humaines sont ce liant, ce lien qui nous fait prendre conscience de notre appartenance, voire simplement de notre existence. Restons alors ouverts envers l’autre.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire