Si l’on vous dit « discriminations », à quoi pensez-vous : genre, ethnie, handicap ? Une catégorie semble avoir été laissée sur le carreau : les personnes en surpoids et obèses. Bien qu’ils soient devenus monnaie courante, les kilos en trop demeurent des freins dans la sphère professionnelle et privée.
La grossophobie est une cruauté silencieuse… qui ne date pas d’hier !
Au Moyen-Âge, la grosseur masculine permet de témoigner de sa richesse et de sa force physique, signalant un degré d’aisance suffisante pour résister aux famines très fréquentes. Chez les femmes, les rondeurs signifiaient la fertilité, la maigreur, la maladie. C’est au XIIIe siècle que la corpulence commence à être condamnée par l’Église, qui fait de la gourmandise un péché capital.
Au XIXe siècle, le surpoids commence à revêtir une connotation vulgaire. C’est aussi le siècle où les études scientifiques sur l’obésité se précisent ; se développent régimes et outils de mesure de poids, comme l’IMC. Les discours scientifiques prennent alors le relais de la condamnation du surpoids jadis portée par l’Église.
En Europe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met en garde contre l’obésité, nouvelle « épidémie » qui concerne désormais un adulte sur deux. Outre-mer, ce sont plus de 40 % des Américains et près de 30 % des Canadiens qui sont obèses.
Pourtant, la valorisation de la santé, que promeut le discours anti-obésité, n’est pas neutre socialement, car les populations les plus défavorisées sont celles qui vivent dans les univers les plus contraints, où il est plus difficile de rester en bonne santé. L’accès à une alimentation équilibrée et la possibilité de pratiquer une activité sportive demeurent des privilèges de classe, si bien que le surpoids reste associé aux classes populaires. L’obésité serait d’ailleurs deux fois plus élevée chez les catégories populaires (employés et ouvriers) que chez les cadres (18 % contre 9,9 %).
Le culte de la minceur, standard de beauté, s’est aussi propagé sous l’influence des industries créatives (mode, cinéma, influenceurs). Or, les normes pondérales se trouvent être nettement plus restrictives pour les femmes, ce qui dote la grossophobie d’une profondeur sexiste. Crèmes amincissantes, laser contre les vergetures : le business de la minceur s’est construit autour d’une féminisation des complexes liés à la corpulence.
Toute la question est de savoir comment la grossophobie est encore tolérée, à l’heure où les autres formes d’injustices tendent à être démasquées. Pourquoi s’autorise-t-on encore à discriminer sur le poids, avec beaucoup moins de scrupules que sur le genre ou l’ethnie ? Une première explication tient à ce que la surcharge pondérale constitue de facto un risque pour la santé – maladies cardiaques, diabète. Après tout, on condamne bien le tabac. Mais l’argument de santé publique présente aussi des dangers : la pression à la minceur peut inciter les personnes corpulentes à se lancer dans des régimes restrictifs ou des opérations chirurgicales, pouvant mener par la suite à des troubles du comportement alimentaire, voire des dépressions. 95 % des régimes restrictifs aboutiraient à l’échec.
En réalité, tenir les personnes obèses pour responsables de leur corpulence est une profonde erreur. L’obésité, multifactorielle, intègre des éléments biologiques, environnementaux, psychologiques, sociaux, de l’histoire et des événement de la vie personnelle.
La grossophobie renvoie moins à la peur des gros, qu’à la peur d’être gros.
Notons d’ailleurs que les personnes anorexiques, parfois atteintes de troubles analogues à ceux des personnes obèses sont souvent vues comme malades, inspirant par là une forme de compassion respectueuse, quand les personnes obèses sont vues comme malades d’un défaut de volonté, inspirant la méfiance et le jugement de valeur. Ce traitement différencié est emblématique de notre culture du contrôle, qui porte aux nuées la maîtrise de soi et de son destin.
Comment se défaire de cette discrimination ? La bonne tactique ? Répondre au regard-grossophobe par un regard-tout-court, de manière à renvoyer le sujet grossophobe à sa condition d’individu.
Conclusion… regardons-nous dans les yeux ! En regardant le visage au lieu d’observer le corps, les personnes grossophobes ne pourront plus échapper à l’instance morale, inhérente à la relation à autrui.
Christian Cordt-Moller, Pharmacien FPH / propriétaire